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01/09/2023

L’Aide sociale à l’enfance à l’épreuve des chiffres

Publié le 19 février 2023 par Jean Pierre Rosenczveig sur

https://www.lemonde.fr/blog/jprosen/


L’Aide sociale à l’enfance à l’épreuve des chiffres


Les messages d’alerte concernant l’Aide sociale à l’enfance se multiplient. Légitimement ils inquiètent.  Au point que certains (1) proposent régulièrement de changer les règles du jeu en recentralisant le dispositif placé sous la responsabilité directe des présidents de Conseils départementaux depuis les lois de décentralisation de 1984-1986. Les dysfonctionnements relevés ou les interrogations sur la qualité des prestations apportées s’expliquent par des facteurs plus profonds qu’un simple management politique, même si au final une meilleure articulation des responsabilités des Conseils départementaux et de l’État contribuerait à hausser le niveau du dispositif de protection de l’enfance.


Même si elles restent exceptionnelles, les violences et autres mauvais traitements encore infligés dans certaines institutions n’en restent pas moins choquantes et polluent l’image de l’Aide sociale à l’enfance, qui  porte déjà la croix de l’ancienne Assistance publique et des DDASS. Tout aussi choquant, dans un autre registre, le fait que, comme le dénoncent les professionnels, nombre de mesures ordonnées par des juges saisis de situation d’enfants en danger par les procureurs, sauf urgence ou gravité extrême, prendront du temps à se mettre en œuvre … quand elles seront exécutées ! Ainsi nombre d’enfants qui auraient dû quitter leur domicile où ils sont en danger y demeurent, parfois plusieurs mois, sinon plus d’un an et on attend souvent longtemps l’engagement d’un soutien à la famille en difficulté. Ajoutons : comment un travailleur social peut-il suivre plusieurs dizaines de situations d’enfants demeurés en famille ? Malgré des moyens régulièrement adaptés et renforcés, le dispositif semble bien à bout de souffle.


Dans ce contexte, il n’est pas inutile de s’intéresser aux données chiffrées dont nous disposons pour tenter d’objectiver les constats, mettre en exergue les tendance lourdes et donc identifier les points sur lesquels faire porter les efforts. Les chiffres entraînent des interrogations sur les évolutions en cours ; sans les justifier, ces données chiffrées peuvent aussi expliquer, au moins partiellement, certaines pratiques contestables. Les éléments mis récemment à disposition par la DRESS méritent d’être pris de considération, avec toutes les difficultés à manier sans réserves un appareil statistique qui supporte régulièrement la critique (2).


Un nombre croissant de « bénéficiaires » et surtout plus important qu’on le dit
Il est déjà intéressant de voir que l’Aide sociale à l‘enfance concerne aujourd’hui l’équivalent de la moitié d’une classe d’âge, au-delà de ce qui est affiché dans le discours public. Encore faut-il ne pas focaliser sur les seuls enfants accueillis physiquement – on dit encore  »placés » – au nombre de 170 000 au 31 décembre 2020 ou suivis par des équipes éducatives alors qu’ils demeurent chez eux (200 000 à cette même date) (3).


À ces 370 000 enfants  et jeunes majeurs il faudrait ajouter les 150 000 à 200 000 (4) qui pour certaines bénéficient d’une aide financière versée sous  forme d’allocations mensuelles, ou de secours exceptionnels, attribués à un des parents ou à la personne qui assume la charge pour éviter d’en arriver à l’explosion familiale pour des raisons économiques. Les familles rencontrant des difficultés éducatives et sociales qui perturbent leur vie quotidienne peuvent également bénéficier de l’action à domicile d’un professionnel (TISF ou d’une aide-ménagère) ou d’un accompagnement dans leurs fonctions parentales, dans des domaines aussi divers que la santé, l’hygiène, l’alimentation, la sécurité, l’éducation, la scolarisation, les loisirs… Des mesures d’accompagnement en économie sociale et familiale, instituées par la loi du 5 mars 2007, peuvent encore être proposées aux parents confrontés aux difficultés de gestion du budget familial qui ont des conséquences sur les conditions de vie de l’enfant.


On voit bien combien il est limité de ne voir l’ASE qu’à travers sa mobilisation sur l’accueil physique des enfants ou leur suivi éducatif à domicile soit 370 000 fin 2020. On néglige qu’au fil du temps elle a reçu mission de tout faire pour éviter ces mesures lourdes. Elle y parvient souvent mais, pour autant de plus en plus souvent, elle touche ses limites.


C’est donc aujourd’hui  environ 570 000 jeunes dont 14 000 majeurs de 18 à 21 ans qui sont ainsi « bénéficiaires » de l’Aide sociale à l’enfance, alors qu’on les évaluait – sans être entendu –  à 450 000 dans les années 85 .
Le nombre d’enfants et de jeunes majeurs suivis par l’Aide sociale à l’enfance ne cesse de croitre.
Comment expliquer cette ampleur et cette croissance continue?


Éliminons la piste démographique. La population française croit, certes, mais vieillit aussi. Les naissances ont retrouvé en 2010 leur nombre de 1974 à savoir 710 000 après avoir culminé à 834 000 en 2006 et 802 000 en 2010 avant de décliner régulièrement.
Autre piste de réflexion : le développement depuis 1995 d’une migration juvénile, aujourd’hui conséquente.  Indéniablement parmi les enfants et les jeunes suivis et notamment accueillis, la part des MNA est importante, en hausse constante. 11% des hébergés sont des mineurs ou jeunes majeurs étrangers. On a déjà l’occasion ici de rappeler l’importance du nombre des jeunes personnes qui se présentent, sans papiers, comme mineurs d’âge et demandent protection, faute d’adultes en situation de les protéger et de veiller sur eux. En l’an 2000 nous estimions qu’ils étaient environ 6 000 chaque année ; en 2018 ils étaient officiellement 48 000 à se présenter comme mineurs non accompagnés. Même si au final deux sur trois sont tenus pour majeurs, le nombre des MNA est loin d’être négligeable. En 2018 encore, 17 000 ont été accueillis. Le nombre de jeunes accueillis n’a donc pas cessé de croitre : 14 800 au 21 décembre 2002, 41 200 fin 2020 sur un peu moins de 200 000 accueillis, soit 20%. Une quantité non négligeable.


Ce n’est pas seulement leur nombre qui fait problème, c’est aussi la spécificité de leur situation migratoire qu’il convient de traiter par des travailleurs sociaux et leurs institutions qui n’y avaient pas été préparés.
On est seulement en train de prendre conscience de la nécessité de se doter à hauteur de l’enjeu de structures d’accueil adaptées. Ne fût-ce que pour répondre à l’injonction du législateur de févier 2022, qui entend mettre fin à l’accueil hôtelier trop souvent sollicité pour ces jeunes, certes mis à l’abri, mais en réalité quasiment abandonnés à leur sort, quand on ne prenait pas des semaines voire des mois en les laissant à la rue le temps d’évaluer leur situation et de former un projet pour eux.
Reste que le dossier MENA n’explique pas tout ; il aurait même tendance à faire oublier l’essentiel !


La bataille de la désinstitutionalisation n’est pas gagnée
Indéniablement ces jeunes de la migration impactent la charge qui pèse sur les services de l’Aide sociale à l’enfance. Pour autant force est d’observer qu’en tout état de cause le nombre d’enfants nés en France accueillis, non seulement n’a pas décru, mais continue de croitre. 139 754 enfants étaient accueillis au 31 décembre 2002 ; 196 014 fin 2020. Si on déduit les MNA on est aujourd’hui à 150 000 enfants nés en France, alors qu’en 1984 où en dénombrait environ 110 000. On est donc loin de la désinstitutionalisation souhaitée dans les années 80 et entendue comme un moindre recours aux « placements » et non comme invitant à la disparition des accueils institutionnels. Cette première conclusion est majeure. Elle appelle à être approfondie pour identifier les résistances au changement.
Une constante : des accueils essentiellement judiciaires


Ces accueils sont le plus souvent – à 65% environ – le fait de décisions de justice. Ce qui s’explique facilement puisqu’on est sur les situations les plus délicates, mais il est tout de même intéressant de relever que les accueils administratifs – à la demande des parents – sont passés de 27 936 en 2002 à 43 711.


Si les moyens mobilisés par la puissance publique pour mettre en œuvre cet accompagnement éducatif à la demande des parents ou de l’autorité judiciaire ont pu croître singulièrement, les difficultés majeures rencontrées sont désormais récurrentes sur quasiment l’ensemble du territoire pour mettre en œuvre les mesures qui s’imposent. Des délais d’attente importants sont relevés ; fréquemment s’agissant d’un accueil on mobilisera celui qui se présentera à défaut de trouver celui recherché.
Comment analyser ces observations et singulièrement le constat très problématique partagé par de nombreux départements de la multiplication des accueils de très jeunes enfants ?
Deux hypothèses sont avancées : l’une voudrait que cette montée en puissance soit le révélateur d’un meilleur repérage des situations difficiles et d’une acuité développée à envisager une mise sous protection au plus tôt des enfants sans laisser pourrir la situation. On devrait donc se réjouir de cette capacité améliorée de notre dispositif à appréhender et traiter les difficultés familiales.


Cependant, une autre analyse voudrait que la cristallisation de ces situations difficiles serait le résultat d’une dégradation les conditions de vie des familles les plus fragiles, liée notamment à une paupérisation accrue et dans le même temps à l’effacement des capacités de la famille élargie à venir en aide aux parents en souffrance ; et surtout trahirait un effacement des dispositifs associatifs et sociaux de proximité, de solidarités de voisinage,  qui jusqu’ici étayaient les parents et accompagnaient les enfants pour éviter une rupture. On trouvera là les conséquences du constat que nous faisons depuis des années sur le fait que ces services médico-sociaux de proximité (PMI, pédiatrie, santé scolaire, etc.), ainsi que les associations diverses de solidarité, sont tous en souffrance et hors d’état de répondre au niveau souhaité aux attentes placées en eux. Les familles en difficulté seraient donc abandonnées à leur sort en attendant qu’une crise justifie une intervention plus ou moins forcée, donc judiciaire, en tout cas devenue incontournable.


On peut penser qu’il y a des deux analyses pour expliquer les phénomènes auxquels nous sommes confrontés. Des études et recherches devront être menées au plus tôt pour vérifier ces hypothèses et faire la part des choses.
En tout état de cause l’augmentation du nombre d’accueils physiques en institutions ou en familles d’accueil est en soi une source d’inquiétude.


Encore faut-il trouver sur l’ensemble du territoire les accueils recherchés et dégager les moyens adaptés. La puissance publique a augmenté son investissement en consacrant dorénavant quasiment 9 milliards d’euros hors dépense de personnels publics, alors que ce montant était de 5 voire, 7 milliards en 2000, étant noté qu’avant la pandémie l’ASE était affectée par le pacte de Cahors qui limitait à 1,7% l’augmentation possible des budgets départementaux. De fait l’augmentation des budgets sociaux s’était singulièrement ralentie. Il semble qu’il ne soit plus question de revenir aujourd’hui à poser un verrou de cette nature.  L’État s’est engagé sur des points précis à assumer une part du surcoût de certaines injonctions légales (par exemple sur les jeunes majeurs ou l’accueil des MNA). Pour autant,  on reste loin du compte sachant que, pour essentiel, le problème n’est pas seulement financier. S’il suffisait de voter une loi et d’affecter un budget dans ce domaine cela se saurait !
Le social en souffrance


Concrètement les accueils en famille qui étaient de 64 000 en 2002 ont cru jusqu’en 2014 pour se stabiliser autour de 75 000, étant observées les difficultés à recruter des assistantes familiales et à les voir se maintenir en fonction. On verra à bref délai si les efforts déployés avec la loi du 7 février 2022 pour sécuriser et augmenter leur rémunération produiront les effets recherchés. Les accueils en institution pour leur part ont quasiment doublé : 41 582 fin 2002 et 72 293 fin 2020.


Force est d’observer que l’ensemble des structures sociales rencontre les plus grandes difficultés aujourd’hui pour recruter en nombre et en qualité les personnels nécessaires pour exercer les missions qui leur sont confiées. Les métiers de l’accompagnement sont en souffrance ; le social n’y échappe pas. Les pouvoirs publics ne l’ignorent pas. Des initiatives ont été prises pour prendre la mesure du problème posé, mais surtout pour voir quels plans à court et moyen terme peuvent être adoptés pour y remédier. Certes le statut du personnel devra être amélioré, notamment leur rémunération. Il faudra également que le corps social envoie des messages pour saluer l’engagement et la qualité du travail développé, mais déjà il sera nécessaire que les travailleurs sociaux eux-mêmes se convainquent, alors qu’ils en doutent encore trop souvent, de l’impact positif, et dans nombre de cas vital, de leurs interventions.


Nombre de dysfonctionnements relevés, comme le recours à certaines formes de violences, s’expliquent par une carence en personnels en nombre, fréquemment recrutés sans la qualification nécessaire pour faire face à des situations aiguës et, qui plus est, sans bénéficier de l’encadrement et l’accompagnement nécessaire dans l’exercice au quotidien de leur mission. Détail  qui n’en est pas vraiment un  : comment des professionnels eux-mêmes en souffrance peuvent-ils apporter ce qu’attendent les enfants en souffrance pour lesquels ils sont mandatés ?
Dans le même temps les exigences, notamment légales, pour garantir un meilleur respect des personnes et une prestation plus professionnalisée se sont accentuées avec les lois de 2002, 2007, 2016 et encore 2022. À cela ajoutons que les professionnels, outre qu’ils sont confrontés à la souffrance aiguë et à des troubles psychologiques sinon psychiatriques, sont souvent interpellés violemment, et même molestés par des familles ou des jeunes : on attend d’eux et à très courts termes des réponses qu’ils ne peuvent pas apporter.
Ajoutons à ce tableau, pour faire bonne mesure, l’insécurité économique dans laquelle se trouve nombre d’associations qui ne disposent d’aucune réserve financière propre et sont totalement dépendantes de la commande publique, souvent honorée avec retard.
Et pourtant, elle bouge !


Malgré cette surcharge, ces manques en personnel ou en moyens, le dispositif fonctionne et bien mieux qu’on le dit communément en ne se focalisant que sur les dysfonctionnements – qu’il ne s’agit certes  pas d’escamoter -, mais qui ne doivent pas cacher les indéniables réussites. Les enfants suivis par l’ASE ne verront pas leurs propres enfants être suivis par l’ASE : il est possible de rompre la chaine de l’exclusion. Trop en doutent !


Alertes
Devant la pression qui pèse sur les institutions sociales et leurs acteurs, on partage aujourd’hui l’inquiétude de certains, comme la CNAPE ou l’UNIOPSS, qui estiment que le dispositif est au bord de la rupture. Certaines améliorations sont possibles par une meilleure sensibilité et une meilleure organisation avec des attitudes de bon sens – à élever au rang d’exigences légales – comme de rechercher à promouvoir des prises en charge familiales avant d’envisager l’orientation vers une institution. Certes la démarche peut s’avérer exigeante dans un premier temps, mais l’ensemble de l’institution en bénéficierait si elle se concrétisait. La résistance n’est-elle pas dans nos têtes ? Comme un temps avant de promouvoir la médecine ambulatoire, le corps médical ne parlait qu’en termes de saignées et d’amputation, nous avons aujourd’hui du mal à envisager le soutien social autrement qu’en terme de séparation. En fait, on en vient à douter de l’impact même du travail social sur le cours des choses. Ne s’agirait-il pas désormais de faire émerger un travail social global s’attachant dans le même instant à l’ensemble des problématiques d’une situation familiale délicate ou encore en accompagnant plus souvent les parents et les enfants, en valorisant leurs compétences plutôt qu’en se substituant à eux ?


D’autres dispositions ne relèvent pas des professionnels comme de veiller à ce que, moins souvent que ce n’est le cas aujourd’hui, l’Aide sociale à l’enfance abandonne des jeunes à leur sort sans qu’ils disposent des moyens d’une réelle autonomie. Au point de se clochardiser rapidement : 25 % des jeunes à la rue sont issus de l’ASE. Pour cela il faut bien évidemment offrir plus souvent un accompagnement de meilleure qualité à ces jeunes au-delà des 21 ans, en allongeant les délais possibles de prises en charge. Dans combien de familles de France peut-on dire qu’un jeune est autonome au point de vivre seul à l’arrivée de sa majorité, sinon à 21 ans ?


Il est temps aussi d’en finir avec ce ASE-bashing pour traiter la question de la protection administrative et judiciaire de l’enfance avec lucidité et objectivité en abordant le sujet dans toutes ses dimensions, notamment pour éviter de renvoyer au dispositif institutionnel quand un soutien aux parents ou la mobilisation de la famille élargie pourrait suffire.


Il faut ensuite s’attacher à améliorer les coordinations entre les trois composantes que sont l’État, les départements et les grandes associations sur ensemble du territoire pour offrir la meilleure prestation possible à chaque enfant, avec le souci, qui est notre credo républicain, et aussi celui  des exigences de la Convention internationale de droit de l’enfant de 1989, que tout enfant doit se voir garantir le droit à vivre en famille, a priori la sienne, à défaut d’une autre qui aurait vocation à devenir la sienne.
Nous y parvenons fréquemment pour nombre d’enfants, mais malheureusement pas pour tous, alors que ce serait parfaitement possible. Nous disposons des compétences pour faire mieux. Engageons le fer.